II
Cendres releva d’un coup de pouce la visière de sa salade, dans le petit matin humide de rosée. Le soleil ne se trouvait pas à plus d’une largeur de doigt au-dessus de l’horizon. Un peu de fraîcheur imprégnait encore l’atmosphère. Autour d’elle, les hommes avançaient à pied et à cheval, les charrois grinçaient ; une brise lui amena le chant d’un berger sur un versant de colline au loin, un chant qu’il n’aurait assurément pas entonné si le pays n’avait pas été en paix.
Robert Anselm remontait à cheval la colonne de charrois et de cavaliers depuis l’arrière-garde, sa salade à façade découverte logée au creux de son bras. Le soleil méridional avait rougi son crâne chauve. Un des fantassins avec un vouge sur l’épaule sifflait comme un merle et entama les premières mesures de Belles boucles, belles boucles, quand m’appartiendras-tu ? au moment où Anselm le croisait au trot, en feignant de l’ignorer. Cendres sentit un sourire lui tirer la commissure des lèvres, son premier depuis plus de quinze jours.
« Ça va ?
— J’ai trouvé quatre de ces connards ivres morts dans le charroi de l’intendant, ce matin. Ils n’étaient même pas sortis cuver quelque part ailleurs dans le camp ! » Anselm plissa les paupières face au soleil matinal, en chevauchant à la hauteur de Cendres. « J’ai chargé les prévôts de les punir, à l’instant.
— Et les vols ?
— Encore des plaintes. Trois lances différentes : Euen Huw, Thomas Rochester, Geraint ab Morgan avant que nous quittions Cologne…
— Si Geraint avait d’autres plaintes sur ce chapitre avant le départ de Cologne, pourquoi n’a-t-il pas pris lui-même des mesures ? »
Cendres scruta son lieutenant de façon soutenue.
« Comment se débrouille Geraint ab Morgan ? »
Le gaillard eut un haussement d’épaules.
« Geraint n’est pas très amateur de discipline, lui-même.
— Est-ce qu’on savait ça en l’engageant ? » Cendres fronça les sourcils devant la brume de l’aube qui allait en s’épaississant. « Euen Huw s’est porté garant pour lui…
— Je sais qu’on l’a flanqué dehors de la maison du roi Henri après Tewkesbury. Ivresse au commandement d’une unité d’archers – sur le champ de bataille. Il a repris le commerce de laines familial, n’a pas réussi à s’intégrer et s’est retrouvé soldat sous contrat.
— On ne l’a pas engagé simplement parce que c’était un ancien partisan des Lancastre, Roberto ! Il doit assumer sa part du travail, comme tout le monde.
— Geraint n’est pas lancastrien. Il a combattu à Ludlow avec le comte de Salisbury – pour les Yorkistes, en cinquante-neuf », ajouta Anselm, doutant apparemment quelque peu de la précision des connaissances de son capitaine en matière de luttes dynastiques chez les rosbif !
« Christ Vert ! Il a démarré jeune !
— Il est pas le seul…
— Ouais, ouais. » Cendres changea de position, ramenant son cheval vers le sac à puces gris que montait Roberto. « Geraint est un salopard, une brute, un coureur, un ivrogne…
— C’est un archer, répondit Anselm comme si la chose allait de soi.
— … et, pire encore, c’est un camarade d’Euen Huw », enchaîna Cendres. Le pétillement de ses yeux s’éteignit. « Il fait des étincelles sur le champ de bataille. Mais qu’il se reprenne, sinon il fout le camp. Bordel ! Enfin, au moins, je lui ai laissé le commandement en commun avec Angelotti… Bon, alors, Robert. Et ce voleur ? »
Robert Anselm, les paupières plissées, regarda le ciel qui s’obscurcissait, puis ramena le regard vers Cendres. « Je le tiens, capitaine. C’est Luke Saddler. »
Cendres se remémora son visage : un gamin, pas encore quatorze ans, qu’on Voyait traîner dans le camp, échauffé par la bière, le nez morveux ; les autres pages l’évitaient. Philibert avait eu à raconter des histoires de bras tordus, de mains palpant des braguettes.
« Je le connais. Le page d’Aston. Qu’est-ce qu’il chaparde ?
— Des bourses, des dagues, la selle de quelqu’un, misère du Christ ! répondit Anselm. Il a tenté de la revendre. Il passe son temps à entrer et à sortir de l’intendance, me dit Brant, mais en général, c’est surtout l’équipement personnel des gars.
— Raccourcis-lui les oreilles, cette fois-ci, Roberto. » Anselm parut un peu sombre.
Cendres reprit : « Toi, moi, Aston, les prévôts… On n’arrive pas à l’empêcher de voler. Donc… »
D’un coup de pouce vers l’arrière, elle désigna les soldats à pied et à cheval : des hommes durs vêtus de cuir et de drap poussiéreux, transpirant sous le soleil italien de ce début de matinée, échangeant de bruyants commentaires sur tout ce qu’ils croisaient, parlant haut sans souci de remontrances.
« Nous devons agir. Sinon, ils s’en chargeront pour nous. Et ils l’enculeront, par-dessus le marché : c’est un joli drôle. » Contrariée, elle se rappela l’expression renfrognée, sournoise, de Luke Saddler quand elle l’avait fait venir sous la tente de commandement, pour voir si tout le poids du mécontentement du commandant parviendrait à l’impressionner ; il sentait le bourgogne, ce jour-là, et il ricanait sottement.
Travaillée par la désagréable impression d’avoir failli à ce garçon, elle jeta : « Et d’ailleurs, pourquoi m’en parler ? Luke Saddler n’est pas mon problème. Plus maintenant. C’est le problème de mon époux.
— Comme si ce genre de considération ne te faisait pas mal aux seins ! »
Cendres baissa un regard cloquent sur l’avant de sa brigandine. Celle-ci ne s’avérait pas vraiment moins chaude à porter que l’armure. Robert Anselm lui sourit.
« Comme si tu allais laisser Del Guiz se soucier de ces gens, ajouta-t-il. Ma fille, tu te rends folle, à force de courir pour remettre les choses en ordre derrière lui. »
Cendres regarda devant elle à travers la brume de mer matinale qui montait à présent sur la route, discernant tout juste les silhouettes de Joscelyn Van Mander et Paul di Conti chevauchant avec Fernando. Sans s’en rendre compte, elle poussa un soupir. Le matin fleurait bon le thym, aux endroits où les roues des charrois en écrasaient, sur le bord de la large route de commerce.
Fernando del Guiz, son époux, chevauchait en riant au milieu des jeunes gens et des serviteurs de sa suite, en avant des charrois. Un trompette allait à ses côtés, et un cavalier, chargé de la bannière marquée aux armoiries des Del Guiz. L’étendard de la compagnie du Lion azur suivait quelque cent mètres en arrière, entre les deux colonnes de charrois, blanchi par la poussière que soulevait Fernando.
« Miséricorde du Christ, le voyage de retour vers Cologne va être bougrement long ! »
Par habitude inconsciente, elle réorientait son corps en fonction des mouvements de sa monture, une bête de monte qu’elle avait depuis longtemps surnommée le Salopard. Elle huma l’odeur de la mer toute proche ; l’animal aussi et il se montra ombrageux. Gênes et la côte, à moins de deux ou trois lieues, à présent ? Nous pourrions être arrivés largement avant midi.
La brume de mer réduisait la poussière soulevée par des colonnes de chevaux au pas et les vingt-cinq lances qui chevauchaient par groupes de six ou sept entre elles.
Cendres se redressa sur sa selle, en tendant le doigt.
« Je ne reconnais pas cet homme. Là-bas. Regarde. »
Robert Anselm se porta à sa hauteur et regarda dans la même direction, rétrécissant les yeux pour distinguer plus nettement la ligne extérieure de charrois – des charrois menés avec des pavois toujours sanglés sur leurs flancs, et des artilleurs et des arbalétriers voyageant à l’intérieur assis sur les provisions.
« Si, je le reconnais, se reprit-elle avant qu’il puisse répondre. C’est Agnès. Ou un de ses hommes, en tout cas. Non, c’est l’Agneau en personne.
— Je te le ramène. » Anselm piqua de ses longs éperons les flancs de son cheval bai et trotta le long des files de charrois en progression.
Même avec les gouttelettes de brume, il faisait trop chaud pour porter une bavière. Cendres chevauchait avec sa salade et une brigandine bleue recouverte de velours dont les têtes de rivets dorées brillaient, avec son épée bâtarde à poignée de bronze sanglée au côté. Elle laissa lentement son poids se reporter en arrière, tandis que Robert Anselm revenait avec le nouveau venu à l’intérieur du camp en mouvement.
Elle observait Fernando del Guiz. Il ne remarqua rien.
« Bonjour, ma belle homme !
— Bonjour, Agnès. » Cendres salua avec la même ironie son collègue commandant de mercenaires. « Alors, la chaleur, ça te plaît ? »
L’homme aux cheveux en désordre fit un geste qui engloba l’armure milanaise complète dans laquelle il chevauchait, le casque en armet qu’il portait pour l’heure sur le pommeau de sa selle, et le marteau de fer noir à sa ceinture. « Il y a des émeutes de la Guilde à Marseille, plus loin sur la côte. Et tu connais Gênes – des remparts solides, des citoyens râleurs et une douzaine de factions toujours à se bagarrer entre elles pour le poste de doge. J’ai liquidé le chef des Farinetti au cours d’une échauffourée, la semaine dernière. Personnellement ! »
Il inclina la main couverte de son gantelet milanais, aussi loin que les plates le permettaient, et donna une poussée imaginaire pour illustrer son propos. Son visage étroit était cuit au noir après ses combats dans les guerres d’Italie. Des cheveux noirs en désordre descendaient plus bas que ses spallières. Le surcot de sa livrée blanche portait en emblème un agneau, de la tête duquel émanaient des rayons dorés marqués partout en fil noir de la suscription Agnus Dei[40].
« Nous étions à Neuss. J’ai conduit une charge de cavalerie contre le duc Charles de Bourgogne. » Cendres haussa les épaules, comme pour dire Ce n’était rien du tout, en fait. « Mais le duc est toujours en vie. C’est la guerre. »
L’Agneau sourit, exposant des dents jaunes et cassées à travers sa barbe. Dans un lourd italien du Nord, il constata : « Et te voilà par ici. Qu’est-ce qu’il se passe – pas d’éclaireurs ? Pas d’espions ? Tes gars ne m’ont pas remarqué avant que je sois sur vous ! Où sont donc passés vos chevaucheurs[41] ?
— On m’a expliqué que nous n’en avions pas besoin. » Cendres parla sur un ton ironique. « C’est une campagne paisible peuplée de marchands et de pèlerins, sous la protection de l’Empereur. Tu ne savais pas ça ? »
L’Agneau (elle avait oublié son véritable nom) scruta la brume pour discerner la tête de la colonne.
« Qui est ce bouffon ?
— Mon employeur actuel. »
Cendres ne regarda pas Anselm en répondant.
« Ah, d’accord. Je vois le genre. » Agnus Dei haussa les épaules, ce qui est une manœuvre assez complexe quand on porte une armure. Ses yeux noirs regardèrent Cendres en pétillant. « Pas de chance. Je vais m’embarquer, je descends sur Naples. Amène tes hommes avec moi.
— Ah non. Je ne peux pas rompre un contrat. D’ailleurs, la majorité de mes hommes sont restés à Cologne, sous les ordres d’Angelotti et de Geraint ab Morgan. »
Un mouvement de lèvres de la part de l’Agneau ; regret, séduction.
« Tant pis. Comment était le col du Brenner ? J’ai attendu trois jours que des marchands descendant vers Gênes fassent passer leurs charrois.
— Nous l’avons trouvé dégagé. Sauf qu’il neigeait. On est en plein mois de juillet, bordel de Dieu – excuse-moi, l’Agneau. Je voulais dire : en plein mois de juillet. J’ai horreur de traverser les Alpes : Enfin, rien ne nous a dégringolé dessus, cette fois-ci, au moins. Tu te souviens de l’avalanche, en 72 ? »
Cendres poursuivit une conversation polie, chevauchant à hauteur de l’Agneau, consciente qu’Anselm fulminait de l’autre côté, son bai avançant d’un pas lourd, cheval et cavalier poudrés de blanc par la poussière crayeuse. De temps en temps, Cendres lançait un coup d’œil en avant, à travers l’opalescence perlée de la brume, jusqu’aux halos de soleil qui en filtraient. Les vives couleurs des soies et des satins de Fernando luisaient tandis qu’il chevauchait tête nue dans le matin. Le grincement des roues et les voix sonores des hommes et des femmes qui discutaient en se hélant rendaient un écho mat. Quelqu’un jouait du fifre, faux.
Après avoir parlé métier, l’Agneau déclara : « Alors, je te verrai sur le champ de bataille, madone. Dieu fasse, du même côté !
— Si Dieu le veut », rit doucement Cendres.
L’Agneau s’en fut à cheval vers le sud-est, dans la direction où, supposa-t-elle, se trouvaient ses hommes.
« Tu ne lui as pas raconté que ton employeur actuel est également ton époux.
— En effet, je ne le lui ai pas dit. »
Un petit homme aux cheveux sombres et frisés se porta à cheval à la hauteur d’Anselm, regardant des deux côtés avant de parler.
« Patronne, on doit être presque rendu à Gênes ! »
Cendres hocha la tête à cette déclaration d’Euen Huw.
« Je le suppose.
— Laissez-moi l’emmener chasser. » Le pouce du Gallois glissa pour caresser la poignée en bois poli de sa miséricorde. « Beaucoup de gens ont des accidents, à la chasse. Ça arrive tout le temps.
— Nous avons vingt charrois et deux cents hommes. Écoute-nous donc. On a effrayé tout le gibier sur des lieues à la ronde. Il n’y croirait pas. Désolée, Euen.
— Laissez-moi me charger de sa selle, demain, alors, pour le retour. Un peu de fil de maille autour du sabot, sous le jarret… Allez, patronne, dites oui ! »
Elle ne put retenir un coup d’œil calculateur en considérant à travers le brouillard quels lieutenants chevauchaient avec elle, et lesquels voyageaient avec Fernando del Guiz et ses écuyers. Pendant les deux premiers jours, la dérive avait été inquiétante ; ensuite, la remontée du Rhin avait posé suffisamment de problèmes pour tenir tous les hommes occupés ; désormais, la situation s’était stabilisée.
On ne peut pas leur en tenir rigueur. Quoiqu’ils me demandent, désormais, Fernando exige que je confirme tous les ordres auprès de lui.
Mais une compagnie divisée ne peut pas combattre. Nous allons nous faire tailler en pièces comme des moutons.
Un homme à la tête en pomme de terre, et quelques mèches de cheveux blancs qui dépassaient du bord de sa salade, incita son hongre rouan à se porter au niveau de Cendres. Sir Edward Aston déclara : « Flanque ce sale petit connard à bas de son cheval, ma fille. S’il continue à nous faire avancer sans éclaireurs, on va se retrouver dans les ennuis jusqu’au cou. Et il n’a pas une fois fait s’exercer les lances, au bivouac du soir.
— Et s’il continue à payer plus que le prix dans toutes les villes où nous nous arrêtons pour les victuailles et le vin, nous allons avoir des problèmes. » L’intendant de Cendres, Henri Brant, un homme râblé d’âge mûr, sans dents sur le devant, fit approcher son palefroi de Cendres. « Il ne connaît pas la valeur de l’argent ? Je n’oserai plus me montrer parmi les Guildes au retour. Au cours des quinze derniers jours, il a dépensé le plus gros de ce que j’avais mis de côté pour nous durer jusqu’à l’automne !
— Ned, tu as raison ; Henri, je le sais. » Elle piqua des éperons et déplaça son poids vers la gauche. Son hongre gris avança la tête et mordit le rouan d’Aston à l’épaule.
Cendres donna au Salopard une tape entre les oreilles et s’éloigna d’un coup d’éperons, projetant des gerbes de poussière humide, recevant avec gratitude l’air frais sur son visage.
Elle ralentit un instant à hauteur des charrois transportant les ambassadeurs wisigoths. Les hautes jantes des roues cahotaient dans les ornières de la grand-route, envoyant le charroi valdinguer tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Daniel de Quesada et Asturio Lebrija gisaient pieds et poings liés avec de la corde de chanvre, roulant à chaque secousse.
« Mon époux a-t-il ordonné ceci ? »
Un cavalier qui chevauchait avec son arbalète en travers de la selle cracha. Il ne regarda pas Cendres en face.
« Ouais.
— Libérez-les.
— Impossible », répondit l’homme, tandis que Cendres grimaçait en son for intérieur, et se disait : Quelle est la première règle, ma fille ? Ne jamais donner un ordre dont on sait qu’il ne sera pas exécuté.
« Libérez-les dès que messire Fernando vous en renverra l’ordre », dit Cendres en giflant à nouveau le Salopard d’une main gantée alors que le hongre essayait de se couler contre la monture de l’arbalétrier, une lueur mauvaise dans la prunelle. « Ce qu’il ne manquera pas de faire – et toi, Salopard, tu as besoin de galoper pour dissiper cette sale humeur. Haï ! »
Cette dernière remarque, Cendres l’avait adressée au cheval. Elle le poussa, du trot, au petit galop, puis au galop complet, zigzagant dans un bruit de tonnerre entre les colonnes de charrois en marche, ignorant les toux et les jurons qu’elle soulevait dans son sillage de poussière. La brume commença à se lever pendant qu’elle galopait. Une douzaine de gonfanons de lances se précisèrent au-dessus des charrois.
Le bai ardent de Fernando poursuivait sa course en avant-garde du groupe, donnant des coups de tête vers le haut et rongeant son frein, les rênes relâchées dangereusement bas. Cendres remarqua que Fernando avait confié son casque à son écuyer, Otto, et que Matthias – ni chevalier, ni écuyer – portait sa lance. La fourrure de l’oriflamme en queue de renard avait un éclat terne, dans la brume humide, pendant sur sa hampe au-dessus de sa tête.
Elle eut le cœur qui battit plus vite à la minute où elle le vit. Jeunesse dorée, songea-t-elle. L’image parfaite du chevalier : resplendissant de force. Il chevauchait avec aisance, tête nue. Sa cuirasse gothique se parait d’un ouvrage riche et délicat : cuissardes et spallières cannelées, chaque charnière prolongée de métal ajouré et ornementé. La condensation rutilait sur le bombement de son plastron, sur ses cheveux dorés en broussaille, et les fleurs de lys en bronze poli qui bordaient les poignets de ses gantelets.
Jamais je n’ai fait preuve d’aussi peu de prudence, se dit-elle avec une jalousie pincée. Il possède tout cela depuis sa naissance. Il n’a même besoin d’y penser.
« Messire. »
Elle se porta à sa hauteur. Son époux tourna la tête. Un chaume doré rendait ses joues râpeuses. Ignorant Cendres, il se retourna à demi sur sa selle pour s’adresser à Matthias, et la longue épée de monte qu’il portait sur la hanche battit contre le flanc de son cheval bai. Le cheval donna une ruade énervée et toute l’assemblée de jeunes gens virevolta en réaction, lançant des protestations joyeuses, et se reforma.
Le groupe d’écuyers qui entouraient Fernando semblait rechigner à laisser Cendres passer. Relâchant les rênes, elle laissa le Salopard étirer la tête et mordre une autre bête à la hanche.
« Bordel ! » Le jeune chevalier tirailla sur ses rênes, tandis que son cheval se cabrait. Monture et cavalier s’écartèrent d’un pas hésitant, tanguant en cercles.
Cendres s’insinua proprement à côté de Fernando del Guiz.
« Un messager vient d’arriver. Il y a eu des troubles à Marseille.
— C’est à des lieues d’ici. » Fernando chevauchait en employant ses deux mains pour tenir une outre de vin et l’incliner à bout de bras. Les premières giclées le frappèrent en pleine bouche ; il toussa ; un vin couleur de paille ruissela sur l’avant de son plastron cannelé.
« Tu as gagné, Matthias ! » Fernando laissa choir l’outre de vin à moitié pleine. Elle se creva en heurtant le sol. Il jeta une poignée de pièces. Otto et un autre page s’approchèrent à cheval pour lui défaire ses sangles, couper ses aiguillettes et lui retirer spallières, plastron et dossière. Ses bras encore couverts de leurs canons, Fernando fendit de sa dague les lacets de son gambison et les aiguillettes à sa taille, et il s’arracha son pourpoint trempé. « Otto ! Il fait trop chaud pour porter le harnois[42]. Fais dresser mon pavillon. Je vais me changer. »
Le vêtement déchiré chut à son tour dans la poussière. Fernando del Guiz chevauchait à présent en chemise, la soie blanche remontée en plis autour de sa taille aux endroits où elle sortait de son haut-de-chausses. Son haut-de-chausses glissait jusqu’à ses cuissardes d’armure, le tissu du rabat de sa braguette pris à son entrejambe. Quand il descendrait de cheval, le vêtement tomberait ; il s’en débarrasserait et continuerait en chemise, sans en avoir cure. Cendres se tortilla sur sa selle.
Elle voulait tendre le bras vers la selle de Fernando et poser la main entre ses cuisses.
Le trompette fit une volte, lançant un long appel.
Cendres, stupéfaite, demanda : « Nous faisons halte ? »
Le sourire de Fernando prit à témoin ceux des lieutenants de Cendres qui chevauchaient en compagnie de son époux, ainsi que ses écuyers, ses pages et ses jeunes amis nobles. « Je fais halte. Les charrois font halte. Vous pouvez, bien entendu, agir comme vous l’entendez, madame mon épouse.
— Voulez-vous qu’on nourrisse et qu’on désaltère les ambassadeurs au cours de notre halte ?
— Non. » Fernando tira sur les rênes tandis que s’arrêtaient les charrois de tête.
Cendres demeura assise sur le Salopard, considérant les alentours. La brume du matin continuait à se lever. Un sol éventré, des rochers jaunes et de la broussaille décolorée en brun par la sécheresse du long été. Quelques bosquets de buissons – on pouvait difficilement parler d’arbres. Une éminence, à deux cents mètres de la large route. Un paradis pour les éclaireurs, les espions et les hommes ayant mis pied à terre. Peut-être que même des bandits à cheval pouvaient s’approcher sans se faire remarquer.
Godfrey Maximillian approcha de Cendres, au pas lourd de son palefroi. « À quelle distance sommes-nous de Gênes ? »
Le prêtre avait la barbe blanche, et la poussière humide incrustée dans les rides de son visage donna à Cendres une prémonition de la physionomie qu’il arborerait s’il atteignait la soixantaine.
« Six kilomètres ? Quinze ? Deux ? » Elle serra le poing, et se frappa sur la cuisse. « Je suis aveugle ! Il m’interdit d’envoyer des éclaireurs, il m’interdit d’engager des guides du cru ; il a son foutu itinéraire imprimé à l’intention des pèlerins cherchant à gagner les ports vers la Terre sainte, et Messire estime qu’il n’a besoin de rien d’autre ! C’est un preux chevalier, personne ne va lui tendre d’embuscade ! Et si ça n’avait pas été les hommes de l’Agneau, tout à l’heure ? Si c’avait été un bandit ? »
Elle s’arrêta devant le sourire de Godfrey, et secoua la tête.
« Bon, soit, je te l’accorde, la différence entre l’Agneau et un bandit est un peu délicate à cerner ! Mais quoi ! Ils sont comme ça, les mercenaires italiens !
— Calomnie sans fondement. Probablement. » Godfrey toussa, but à sa cruche et la tendit à Cendres. « Nous dressons le camp deux heures après avoir pris la route ?
— Messire mon époux veut changer de vêtements.
— Encore. Tu aurais dû le balancer dans le Rhin, par-dessus le plat-bord d’une barge, avant qu’on atteigne les Cantons, sans même attendre de traverser les Alpes.
— Voilà qui n’est guère chrétien de ta part, Godfrey.
— Matthieu, dix, trente-quatre[43] !
— Je ne crois pas que ce soit vraiment la signification que Notre Seigneur donnait à cette parole… » Cendres porta à ses lèvres le cruchon de terre cuite. La petite bière lui piqua la bouche. Elle était tiède, vaguement désagréable et (étant du liquide) extrêmement bienvenue malgré tout. « Godfrey, je ne peux insister, pas tout de suite. Ce n’est pas le moment de demander à mes gens de décider de leur allégeance entre lui et moi. Ce serait le chaos. Nous devons être au moins opérationnel jusqu’à ce que nous rentrions de cette mission idiote. »
Le prêtre hocha lentement la tête.
« Je vais pousser jusqu’au sommet de la prochaine crête, pendant qu’il est occupé. Nous sommes en plein brouillard, à plus d’un titre. Je vais jeter un coup d’œil. Godfrey, va témoigner de ta charité chrétienne auprès d’Asturio Lebrija et de son camarade. Je ne crois pas que Messire mon époux les ait nourris, ce matin. »
Le palefroi de Godfrey redescendit la colonne de son pas lourd.
Jan-Jacob Clovet et Pieter Tyrrell rattrapèrent Cendres tandis que le Salopard gravissait la pente avec mauvaise grâce – deux jeunes Flamands blonds, presque jumeaux, avec des visages mal rasés, des coulées de suif de chandelle sur les manches, sous leur brigandine, et des arbalètes en travers de la selle. Ils sentaient le vin tourné et le foutre ; elle supposa qu’ils avaient tous deux été éjectés du charroi d’une putain avant le lever du jour ; probablement, tels qu’elle les connaissait, par la même femme.
« Patronne, demanda Jan-Jacob, faut s’occuper de cet enfoiré.
— Ça viendra en son heure. Si vous agissez sans ma permission, je vous cloue les couilles à une planche. »
En temps normal, ils auraient souri. Mais Jan-Jacob insista.
« Quand ?
— On raconte, renchérit Pieter, que vous n’allez pas le tuer. On raconte que vous vous êtes toquée de sa queue. On dit que c’est tout ce qu’on peut attendre d’une femme. »
Et si je demande qui est ce on, je recevrai des réponses évasives, ou pas de réponse du tout. Cendres poussa un soupir.
« Écoutez, les gars… Est-ce qu’on a déjà rompu un contrat ?
— Non ! se récrièrent-ils simultanément.
— Eh bien, on ne peut pas en dire autant de toutes les compagnies de mercenaires. On se fait payer parce qu’on ne change pas de camp une fois qu’on a signé un contrat. La loi est la seule chose que nous ayons pour nous. J’ai signé un contrat avec Fernando quand je l’ai épousé. C’est une des raisons pour lesquelles ce n’est pas facile. »
Elle encouragea le Salopard à poursuivre l’ascension vers le ciel qui allait en s’éclairant.
« J’espérais un peu que Dieu réglerait ça pour moi », dit-elle, légèrement songeuse. « On voit tous les jours d’intrépides jeunes nobles trop portés sur la boisson tomber de leur cheval et se rompre le cou ; pourquoi ne peut-il pas être du nombre ?
— Une arbalète, c’est efficace. » Pieter tapota l’étui en cuir de la sienne.
« Non !
— Il baise bien ?
— Jan-Jacob, arrête de penser avec ta braguette, pour une fois – putain de merde ! »
La brise emporta la brume au moment où ils arrivaient au sommet de la crête, la faisant rouler en avant, vers la mer au loin. Le soleil de Méditerranée flamboyait sur des collines ocre. Un ciel bleu brouillé luisait et – à pas plus de quatre ou cinq kilomètres devant eux – la lumière se fractionnait sur un tapis de vaguelettes. La côte. La mer.
Une flotte couvrait la baie, et toute la mer au-delà.
Pas une flotte marchande.
Des vaisseaux de guerre.
Voiles blanches et oriflammes noires. En une fraction de seconde, Cendres songea : Il y a la moitié d’une flotte de guerre, là-bas ! et des pavillons wisigoths !
Le vent souffla contre ses lèvres le goût du sel. Elle regarda pendant une longue seconde d’horreur figée. Les proues des trirèmes noires, tranchantes comme une lame, fendaient la surface plate et argentée de la mer. Un nombre dépassant la dizaine, mais moins de trente. Parmi elles, d’énormes quinquérèmes – cinquante ou soixante navires. Et plus près de la côte, de grands transports de troupes à faible tirant d’eau disparaissaient à sa vue derrière les remparts de Gênes, les aubes qui les actionnaient dégoulinant de gerbes irisées d’eau de mer. Vaguement, à travers la distance qui les séparait, elle entendit le toum-toum de leur progression[44].
Et elle nota une fumée noire qui montait des toits de tuiles de la cité portuaire fortifiée, et vit des hommes faire mouvement parmi les murs de plâtre peint et les rues tortueuses de Gênes.
Cendres chuchota : « Des transports de troupes en plein débarquement, quantité inconnue, une flotte qui attaque, pas de vaisseaux alliés ; je suis forte de deux cents hommes. »
« Retraite ou reddition. »
Elle regardait encore bouche bée la côte au bas des collines, le son de la voix dans sa tête presque ignoré.
« L’Agneau a couru droit entre leurs bras ! » Effaré, Jan-Jacob indiquait du doigt l’étendard à l’Agnus Dei blanc, deux kilomètres en avant. Cendres décompta mentalement ses groupes d’hommes en train de courir.
Pieter éperonnait déjà sa monture en tournant sur place, sa jument échappant presque à son contrôle. « Je vais donner l’alarme !
— Attends. » Cendres leva une main, paume vers l’extérieur. « Maintenant. Jan-Jacob, place les archers montés en formation. Dis à Anselm que je veux voir les chevaliers en selle et en armes, sous son commandement ! Pieter, dis à Henri Brant d’abandonner tous les charrois, qu’on doit armer tous leurs occupants et leur dire de passer à cheval. Ne tenez aucun compte tout ce que pourra dire quiconque vêtu de la livrée de Del Guiz – je vais parler à Fernando ! »
Elle partit au galop vers l’étendard au Lion azur au centre des charrois. Dans la foule des hommes, elle repéra Rickard, cria au gamin de lui amener Godfrey et les ambassadeurs étrangers, et se rua vers le pavillon à rayures vertes et or qu’on dressait dans un désordre de mâts, de câbles et de chevilles. Fernando était assis à cheval, radieux comme un soleil, discutant avec bonne humeur parmi ses compagnons.
« Fernando !
— Quoi ? » Il se retourna sur sa selle. Une moue arrogante lui prit la bouche, un déplaisir étranger à ce qu’elle commençait à ne juger que comme une nature insouciante. Je fais ressortir la cruauté en lui, se dit-elle, et elle sauta à bas de sa selle, approchant à pied de façon tout à fait délibérée, et saisissant ses rênes, de telle manière qu’elle devait lever la tête pour le regarder.
« Qu’y a-t-il ? » Il remonta son haut-de-chausses qui tombait et lui descendait à présent sur les fesses. « Vous ne voyez donc pas que j’attends qu’on m’habille ?
— J’ai besoin de votre aide. » Cendres prit une profonde respiration. « Nous avons été joués. Tous, autant que nous sommes. Les Wisigoths. Leur flotte. Elle ne fait pas voile vers Le Caire, contre les Ottomans. Elle est ici.
— Ici ? » Il la regardait de toute sa hauteur, médusé.
« J’ai compté au moins vingt trirèmes – et soixante quinquérèmes, et foutrement grandes ! Plus des transports de troupes ! »
Le visage de Fernando devint un livre ouvert, innocent, stupéfait.
« Des Wisigoths ?
— Leur flotte ! Leurs canons ! Leur armée ! Elle se trouve à une lieue d’ici par la route, de ce côté ! »
Fernando resta bouche bée.
« Mais que font ici des Wisigoths ?
— Ils incendient Gênes.
— Ils incendient…
— Gênes ! C’est une force d’invasion. Je n’ai jamais vu autant de navires en un seul lieu… » Cendres essuya la croûte de poussière sur ses lèvres. « L’Agneau les a rencontrés. Il y a des combats en cours.
— Des combats ? »
Le dénommé Matthias, dans un dialecte germanique du Sud, intervint : « Mais si, Ferdie, des combats. Tu te souviens. L’entraînement, les tournois, les guerres ? Ce genre de choses ?
— La guerre », répéta Fernando.
Le jeune Germanique fit la moue, avec bonne humeur.
« Lorsque tu daignes le faire. Je m’entraîne plus que toi. Tu es un flemmard, que le Sanglier te damne… »
Cendres interrompit leur nonchalante conversation : « Messire mon époux, vous devez venir voir. Allons ! »
Elle monta en selle, fit volter le Salopard et l’éperonna sans pitié, avec pour récompense une ruade (causée par la mauvaise humeur), puis un long galop contenu et puissant pour gravir la pente, pour arriver en sueur et inquiet et contempler au bas de la colline jusqu’à Gênes.
Elle s’attendait à voir Fernando à ses côtés en quelques battements de cœur : elle eut l’impression que de longues minutes s’écoulaient avant qu’il arrive, plastron et dossière sanglés tant bien que mal sur son corps, et le lin blanchi de ses manches de chemise dépassant entre les canons de ses bras.
« Eh bien ? Où… » Sa voix mourut.
Le pied de la colline était noir d’hommes en train de courir.
Otto, Matthias, Joscelyn Van Mander, Ned Aston et Robert Anselm arrivèrent tous auprès de Cendres dans un tourbillon de crinières et de poussière humide soulevée. Ils firent silence dans le matin brumeux. Devant eux, la fumée de Gênes souillait les deux.
D’un ton aussi stupéfait que celui de Fernando del Guiz, Van Mander demanda : « Des Wisigoths ?
— Ils devaient affronter les Ottomans ou nous, constata Robert Anselm. Finalement, c’est pour nous.
— Écoutez. » Les phalanges de Cendres blanchirent sur ses rênes. « Une douzaine de cavaliers peuvent se déplacer plus vite seuls que cette compagnie. Messire mon époux, Fernando – rebroussez chemin, prévenez l’Empereur, il doit être informé de ceci tout de suite ! Prenez avec vous Quesada et Lebrija en otages ! Vous pouvez y parvenir en quelques jours, si vous crevez les chevaux. »
Du haut de son cheval, Fernando contempla l’approche des bannières. Derrière lui, les chefs de lance et les hommes du Lion azur formaient une masse de casques d’acier, de gonfanons poussiéreux et de têtes de guisarmes ondulant sous la chaleur. Fernando répliqua : « Pourquoi pas vous, capitaine ? »
Dressée au-dessus des ornières poussiéreuses, puant le cheval et trempée de sueur, Cendres éprouva une sensation comparable à celle de poser la main sur sa poignée d’épée favorite : une impression de contrôle qu’elle n’avait pas connue depuis leur départ de Cologne, quinze jours plus tôt.
« Vous êtes un chevalier, et non un paysan ni un mercenaire. Vous, il vous écoutera. »
Anselm se força à un servile : « Elle a raison, messire. » Roberto ne croisa pas le regard de Cendres, mais elle lut ce qu’il pensait, avec la clarté née d’une longue pratique de l’homme : Ne laisse pas ce gamin fantasmer sur de glorieuses charges finales contre ces gens-là !
« Il y a soixante quinquérèmes… » Van Mander semblait abasourdi. « Trente mille hommes. »
Fernando baissa les yeux vers Cendres. Puis, comme si personne n’avait rien dit, comme si la décision émanait de lui seul, il lui cria : « C’est moi qui vais porter la nouvelle à mon impérial cousin ! Combattez ces ordures pour moi. Je vous l’ordonne. »
Je l’ai eu ! pensa-t-elle, avec exultation, et elle força Joscelyn Van Mander, qui avait très clairement entendu l’ordre de Fernando, à baisser les yeux.
Ils firent tourner leurs chevaux par accord tacite, redescendirent la pente au trot. La chaleur humide du début de journée amena une sueur crème sur la robe des chevaux. La brume marine de la côte méditerranéenne continua de se lever. Un soleil cru piqua les yeux de Cendres.
Elle fit signe à Godfrey Maximillian tandis qu’il approchait, les deux Wisigoths trébuchant à sa suite. « Monte-les sur des chevaux. Enchaîne-les par les poignets. Exécution ! »
Cendres claqua de son poing ganté contre l’encolure satinée du Salopard. Elle ne pouvait plus s’arrêter de sourire. Le hongre renâcla et voulut la mordre, ses dents immenses claquant contre les grèves de métal qui lui couvraient les tibias.
« Ça va, mon Salopard, tu aimes bien les gens – pourquoi n’arrives-tu donc pas à supporter les autres chevaux ? Un de ces jours, tu finiras en ragoût. Tiens-toi tranquille ! »
Un objet dur cogna entre ses épaules, faisant tinter les plates de métal à l’intérieur de la brigandine. Cendres jura. En bout de course, la flèche tomba à terre.
Elle fit tourner le hongre avec ses genoux.
Une ligne de chevaux légers et de cavaliers en livrée noire se dessinait devant elle au sommet de la pente. Des archers à cheval.
« Arrête ! » cria-t-elle à Henri Brant, en voyant l’intendant beugler aux conducteurs et aux gens d’armes de faire virer les véhicules à grandes roues pour constituer une forteresse de charrois. « Tu peux laisser tomber ! Il y a toute une armée, en bas, bordel ! Prenez ce que vous pouvez emporter sur des chevaux de bât. Nous abandonnerons le reste. »
Elle piqua des yeux, avançant jusqu’à Anselm qui disposait au pied de la colline une longue ligne de chevaliers montés, Jan-Jacob et Pieter placés à l’extérieur sur chaque aile, avec des archers à cheval.
Elle flanqua au Salopard un féroce coup de genou, regretta de ne pas monter Godluc – ce connard de Fernando : « Ne prenez pas les chevaux de guerre, notre mission est pacifique » ! – et son épée bâtarde se trouvait dans sa main droite, elle ne se souvenait pas de l’avoir tirée du fourreau ; et ses mains sans protection n’étaient couvertes que de ses gants de monte en cuir ; une terreur pure lui nouait l’estomac devant sa vulnérabilité face aux armes à bords tranchants. Elle prit le temps d’un coup d’œil pour regarder la douzaine de jeunes chevaliers germaniques filer à bride abattue le long de la route, perdus dans des panaches de poussière ; puis elle longea au galop la ligne de bataille pour atteindre le flanc, et elle regarda en direction de la mer.
De sombres bannières dominant des groupes d’hommes gravissaient les pentes rocailleuses en venant vers elle. Le soleil clignotait sur leurs armes. Deux mille piques, au moins.
Elle revint au galop à l’étendard du Lion azur, trouvant également Rickard là, avec la bannière personnelle de Cendres. En rejoignant Robert Anselm, elle cria : « Il y a des arbres, à trois kilomètres en arrière ! Henri, tous ceux qui sont en charrois doivent couper les guides de leurs chevaux, se charger de ce qu’ils pourront et filer. En arrivant au virage, à une demi-lieue d’ici environ, quittez la route et dirigez-vous vers les collines. Nous couvrirons vos arrières. »
Cendres fit virer le Salopard sur place, sur ses sabots arrière, et chevaucha devant la ligne. Elle leur fit face : environ une centaine d’hommes en armure, sur leurs chevaux, une centaine de plus sur les flancs, avec des arcs.
« J’ai toujours dit que vous feriez n’importe quoi pour avoir du vin, des femmes et des chansons, mes salauds – et le voilà, votre vin, il cavale vers les bois, là-bas derrière ! Dans une minute, nous allons le suivre. Mais d’abord, nous allons faire passer à ces enfoirés du Sud un quart d’heure suffisamment désagréable pour qu’ils n’osent pas nous suivre. On l’a déjà fait, et on va le refaire ! »
Des voix rauques braillèrent : « Cendres ! – Les archers sur la crête, là-haut – dépêchez-vous ! Souvenez-vous, on ne se replie pas tant que l’étendard ne donne pas l’exemple. Et ensuite, on se retire en ordre ! Et s’ils sont assez abrutis pour nous suivre dans les forêts, ils mériteront tout ce qu’ils vont récolter. Allez, les voilà ! »
Euen Huw beugla : « Ajustez ! Tirez ! »
Le sifflement ténu d’une flèche fendit l’air, suivi par deux cents autres. Cendres regarda un cavalier en livrée wisigothe sur la ligne de crête lever les bras et tomber, des volées de carreaux d’arbalètes plantées au-dessous de son cœur.
Une foule de guisarmiers sur la crête recula en courant. Anselm cria : « Maintenez la ligne ! »
Cendres, sur un côté, vit de nouveaux Wisigoths à cheval, de petits arcs incurvés en main. Elle marmonna : « Environ soixante hommes, ils peuvent tirer depuis leur cheval. »
« S’ils se recoupent, chargez avec des cavaliers. S’ils s’enfuient, battez en retraite. »
« Hum », murmura-t-elle, songeuse, et elle indiqua à l’étendard au Lion azur de reculer. Elle fit signe à la colonne de monter en selle. Un kilomètre au pas, les yeux rivés sur les archers de cavalerie wisigoths – qui ne les suivaient pas.
« Ça ne me plaît pas. Mais alors, pas du tout…
— Il y a quelque chose de bizarre. » Robert Anselm tira sur les rênes à côté d’elle tandis que passaient les fantassins, sur le sol qui montait. « Je m’attendais à voir ces enfoirés nous tomber dessus.
— Ils sont inférieurs en nombre. Nous les taillerions en pièces.
— Ça n’a encore jamais retenu des troupes de serfs wisigoths. Ils n’ont aucune discipline, c’est une vraie avalanche de merde.
— Ouais, je sais. Mais ils n’en donnent pas l’impression, aujourd’hui. » Cendres leva la main et abaissa légèrement la visière de sa salade, protégeant ses yeux avec la pièce de métal. « Le Christ soit loué, il est parti – je te jure, j’ai cru que Messire mon époux allait nous ordonner de charger tout droit dans le tas. »
Loin en avant, dans la direction des maisons de Gênes en flammes, elle vit des étendards. Pas des oriflammes, mais des drapeaux wisigoths couronnés de ce qui pouvait être – la distance étant trompeuse – des aigles dorées.
Un mouvement au-dessous des aigles attira son regard.
Pris isolément, il aurait pu s’agir d’un homme. Vu en compagnie des commandants wisigoths sur la lointaine lande, cela mesurait visiblement une tête de plus. Le soleil luisait sur ses surfaces ocre et bronze. Elle connaissait cette silhouette.
Cendres regarda le golem d’argile et de bronze se mettre en marche vers le sud-est. Il n’avançait pas plus rapidement qu’un homme, mais son mouvement inexorable dévorait la distance, sans jamais buter sur la rocaille ou les replats, jusqu’à ce qu’elle le perde de vue dans la brume.
« Merde, commenta-t-elle. Ils les envoient comme messagers. Ça signifie que ce n’est pas leur unique point de débarquement. »
Anselm lui tapa sur l’épaule. Elle suivit la direction qu’il indiquait du bras. Un autre golem s’éloignait, celui-ci vers le nord-ouest, le long de la côte. À la vitesse d’un homme au trot. Plus lent qu’un cheval – mais infatigable, n’ayant besoin ni de nourriture ni de repos, voyageant aussi bien de nuit que de jour. Soixante lieues en vingt-quatre heures et transportant, dans ses mains de pierre, des ordres écrits.
« Personne n’est préparé ! » Cendres changea de position sur sa selle de guerre. « Ils n’ont pas seulement trompé nos réseaux d’espions, Robert. Les banques, les prêtres, les princes… Dieu nous aide. Ce n’est pas après les Ottomans qu’ils en ont. Ils n’en ont jamais eu après les Ottomans…
— C’est après nous ! » grogna Robert Anselm, et il fit demi-tour pour chevaucher avec la colonne. « Putain, c’est une invasion. »